La tapisserie Terribilis


Cette tapisserie commémore la double libération de Dijon, en 1513 et en 1944, et c'est l’œuvre de Dom Robert, moine bénédictin. J'évoquerai donc brièvement la figure originale et attachante de cet artiste et ferai quelques commentaires sur la tapisserie et sa symbolique.

Rien ne prédisposait a priori à la vie monastique Guy de Chaunac-Lanzac né le 15 décembre 1907, à Nieul-l'Espoir, encore que le nom de cette commune de la Vienne, ne constitue déjà un signe du ciel. Par contre, son don pour le dessin fut très précoce, comme c'est souvent le cas. Il le confie lui-même : « Quant au dessin, j'en ai toujours fait, dès le temps de mes premiers pas (...). Mon père me mit entre les mains, vers l'âge de ma première communion, un carnet de croquis en me disant : « dessine tout ce que tu rencontres, n'importe quoi, tout ce qui te plaît ». C'est je crois, ajoutait-il, un des rares conseils utiles que j'ai reçu dans mon existence».
Après des études au Collège des Jésuites de Poitiers où il se déplût souverainement, il entre à l’École des Arts Décoratifs à Paris où il s'ennuie passablement mais dessine des champs de courses, sans doute par atavisme, puisqu'il livre cette confidence dans un de ses écrits : « Mon père dessinait particulièrement bien, les chevaux surtout ». Il fait ensuite son service militaire au cœur de l'Atlas Marocain dans le régiment des Spahis, période qu'il vit comme des grandes vacances là encore en digne fils de son père qui était officier colonial.  Il travaille ensuite dans un maison de Tissus réputée à Lyon, Ducharne,  mais l'événement décisif, c'est une rencontre. Par deux fois, dans la vie de Dom Robert, c'est une rencontre qui fera basculer son existence, et déterminera sa vocation.

Cette rencontre, c'est celle de Jacques Maritain et Maxime Jacob qui le conduit à l'abbaye d' En-Calcat où il entre en septembre 1930. Il y étudie la philosophie et la théologie et il est ordonné prêtre en 1937. C'est à cette époque qu'il se remet à peindre et dessiner. Et il entreprend même un Évangéliaire, quand éclate la guerre qu'il fera en Lorraine. Il dira plus tard qu'elle « l'a délivrée d'une imagerie un peu facile qui était le risque d'une vocation monastique encore neuve ». A son retour, en 1941, il est dans l'Aude, aux environs de Carcassonne où il découvre avec émerveillement la campagne et le cri célèbre du paon de Palaja qui hante ses aquarelles et que l'on retrouve sur notre tapisserie. Mais la nature n'est pas sa seule inspiratrice, comme le remarque finement le grand historien de l'art Jacques Thuillier, il a indéniablement subi l'influence des grands courants de peinture de l'époque, et ses fresques animalières sont proches des collages de Matisse ou des forêts tropicales du Douanier Rousseau, avec lequel il partage une fausse naïveté. Et l'on a pu également rapprocher certaines de ses esquisses des estampes d' Hokusai.
C'est alors qu'il fait la seconde rencontre décisive de sa vie, celle de Jean Lurçat, grand-maître de la tapisserie moderne, de passage au monastère en 1941, dont il dira qu'il a été pour lui un grand-frère. C'est lui qui l'incitera à faire de ses aquarelles des cartons, lui qui lui enseignera les rudiments du tissage en lui montrant des échantillons de laine et le révélera par une exposition de deux tapisseries aux Augustins de Toulouse. Il devient très vite célèbre, trop même, pour son humilité, il est obligé de se réfugier dans un monastère anglais, pendant dix ans, de 1948 à 1958 et les moutons et les poneys de la verte Angleterre envahissent ses œuvres. Parallèlement, il expose à Londres ou dans de grandes galeries parisiennes comme la Demeure.
Personnalité attachante, Dom Robert n'est pas un moine de tout repos. Jacques Thuillier (1) dit drôlement de lui dans le Recueil des Célébrations Nationales de 2007, année de la commémoration du centenaire de sa naissance,  que ce n'est pas « une sorte de Marie Noël de la peinture »  et il insiste sur ses traits de caractère déconcertants : « tantôt charmant ou odieux, humble et mondain, admirable ou scandaleux ». Sans doute a-t-il en partage avec tous ses amis artistes et il a côtoyé les plus grands, Jean Cocteau, Prassinos, Raoul Dufy, cette fragilité irrédente qui est peut-être le prix à payer pour être visionnaire.
La tapisserie « Terribilis » date de 1946, la première grande période de création de l'artiste, juste avant son exil en Grande Bretagne, et elle sera tissée entre 1946 et 1950. A bien des égards, elle constitue un exemple original dans l’œuvre de cet artiste.
D'abord parce que c'est une commande de l’État, même si le financement du carton fût assuré en partie par des souscripteurs dijonnais, et c'est pourquoi le tissage en a été réalisé à la manufacture des Gobelins, alors que Dom Robert travaillait d'habitude en collaboration avec des lissiers privés, à Aubusson, François Tabard d'abord, puis Suzanne Goubely. Ensuite, parce que, paradoxalement, les œuvres d'inspiration religieuse sont assez peu nombreuses dans la production de Dom Robert. La majorité d'entre elles sont profanes. Il a même fait une tapisserie à la gloire de l'été, dont le titre, « Thermidor », a des relents révolutionnaires et une autre qui est un clin d’œil au Directoire puisqu'il l'appelle les « Incroyables ». « Terribilis » emprunte son titre à une antienne de l'Assomption, chantée aux vêpres de cette fête, inspirée du Cantique des Cantiques (6,4-10) : « Tu es belle et charmante, fille de Jérusalem: redoutable comme une armée en ordre de bataille. ». Elle fait partie d'une trilogie, toutes réalisées en 1946, et seules œuvres à sujets religieux et à personnages avec « La Visitation » et « La Création de l'Homme ». Et le Musée de la Tapisserie d' Aubusson expose « Laudes » très bel hommage à l'office bénédictin. Enfin, il semble que Dom Robert ait une prédilection pour les églises vouées à la Vierge, car il a réalisé un très grand panneau décoratif pour Notre-Dame de Grâce de Toulouse et une œuvre pour Notre-Dame de France à Londres, qui présente beaucoup de  similitudes avec Terribilis.

Après la guerre, les Dijonnais, en guise d'action de grâce décident, comme leurs ancêtres en 1515, de faire réaliser une tapisserie, en mémoire de ces deux événements. Et c'est le Père Bordet, alors directeur de l'école Saint-François de Sales qui eût l'idée, avec le directeur de l’École des Beaux-Arts de l'époque, Robert Rey, de passer commande à Dom Robert. Inaugurée solennellement en 1950, elle est d'une taille imposante, puisqu'elle mesure 2,50 m de haut et 4,80 m de large, et elle était exposée tantôt dans le chœur où elle occultait le maître-autel, tantôt dans le bras-sud du transept, et c'est là que le dimanche 30 novembre 1997, un voleur en découpa un carré d'1m10 de côté, à l'angle inférieur droit qui représentait un loup au pied d'un arbre, mais surtout comportait la signature de l'artiste et la date 1946. Ce qui rendit suspecte la motivation passionnelle qu'il invoqua après son arrestation, quelques mois plus tard, en avril 1998. Mais il s'agissait bien d'un acte d'amour fou dont l'auteur, qui finalement, hélas, brûla le fragment prélevé, fut interné dans un établissement  psychiatrique, à l'issue de son jugement. La tapisserie fut restaurée par la Manufacture de Beauvais où Dominique Monte tissa un fragment d'après les clichés qui avaient été heureusement pris auparavant. Le travail était très délicat. Pour refaire à l'identique la partie manquante, il fallut créer un calque mais surtout retrouver les couleurs d'origine, or les tons n'étaient plus exactement les mêmes à cause de l'usure. En outre, le morceau neuf dût être « rentrayé », c'est-à-dire imbriqué dans la partie manquante et exactement relié au reste. La difficulté de l'exercice explique la longueur de la restauration, deux ans de 1998 à 2000, et le coût de l'opération 33 000 euros, entièrement assumé par l’État. Elle a été réinstallée en 2003 sous le buffet de l'orgue pour éviter d'autres détériorations selon les préconisations du service des Monuments Historiques.

Du point de vue de la facture, celle de Dom Robert a deux spécificités :
Ses cartons sont chiffrés, ses couleurs sont mélangées :
- Ses cartons sont chiffrés, c'est-à-dire qu'il indique par un chiffre  chaque zone de couleur, et affecte une dizaine à une couleur, avec des subdivisions pour les nuances, par exemple le vert de 40 à 44. Pourquoi cette technique particulière ? Il s'en explique : « un carton chiffré exige un dessin absolument précis, un graphisme plus nerveux. ».
- Ses couleurs sont mélangées, il le dit lui-même : « En plus de ces couleurs plates, j'emploie volontiers des mélanges de nuances auxquelles on donne le nom de « chiné » ou de « piqué ».
La symbolique de cette œuvre est assez limpide, il s'agit de commémorer la double libération de Dijon en 1513 et en 1944. Les dates en sont inscrites sur les deux arbres qui encadrent la composition de manière symétrique et inversée : 11 septembre 1513 au milieu du tronc de gauche et 1944, 11 septembre sur une pancarte accrochée en bas de celui de droite. Un peu à la manière d'une facétie. La Vierge protège les habitants de la cité, évoquée par ses remparts, ses églises (on distingue même le fronton de celle d'En Calcat) et leur clocher, comme dans les Enluminures. Elle est assiégée par des animaux plus ou moins menaçants qui figurent les forces du mal. On en dénombre vingt, dix de chaque côté.
A gauche, de haut en bas : une chouette, qui symbolisait la Sagesse chez les Grecs où elle était associée à Athena (Minerve), devient dans le Bestiaire médiéval, liée au Diable, et symbolise l'aveuglement du peuple Juif qui n'a pas reconnu la lumière du Sauveur.(2) Une mante religieuse. Un perroquet, peut-être inspiré par le couple de perroquets qui figure dans l'Album  de Villard de Honnecourt, le célèbre architecte du XIII éme siècle, qui parcourut l'Europe jusqu'en Hongrie, en dessinant le Bestiaire des Cloîtres et des Cathédrales. Un sanglier, qui symbolise depuis le Moyen-Age, les puissances  destructrices, car il saccage les cultures, et les ennemis du Christ, car, comme le dit le Psaume 79 : « Il ravage les vignes du Seigneur ». Une araignée, qui évoque le Diable doublement, parce qu'elle préfère les Ténèbres à la Lumière et parce qu'elle  tisse une toile pour prendre ses proies, comme il le fait avec les âmes. Une huppe, considérée comme un animal impur car elle picore les larves dans le fumier, une guêpe, que l'on croit issue de l'âne, antithèse de l'abeille utile. Le fameux Paon qui symbolise ici la Vanité , un chien, animal impur, sale, grossier et qui transmet la rage, et un crapaud traditionnellement associé au Diable, à cause  de son venin.
A droite : un hibou. Le hibou, qui voit seulement de nuit, est affecté dans les Bestiaires du Moyen-Age, du même signe négatif que la chouette et tous les animaux qui vivent dans l'obscurité, lieu du péché. Le renard symbolise la ruse, la fourberie et le mensonge. Le serpent est maudit depuis la Genèse. Un moustique, un geai, un corbeau. Le corbeau, noir et charognard, qui était vénéré dans l'Antiquité gréco-romaine, donc par les païens, symbolise pour les Pères de l'Eglise l'homme pécheur noirci par la boue de ses fautes, incarnant le Démon et les forces du mal. Un insecte, et un coq. La signification symbolique du coq a évolué au Moyen-Age. D'abord valorisé à l'époque romane car il incarne le Christ  ouvrant un jour nouveau, puisqu'il annonce chaque jour la Lumière par son chant, d'où sa présence au-dessus des clochers, il a pris ensuite une connotation négative devenant un symbole d'agressivité et de luxure. Un triton, affecté d'une connotation négative, alors que sa cousine germaine, la salamandre, symbolise le croyant pieux, qui récite fidèlement ses prières. Et enfin un loup, considéré comme la figure du Diable  parce qu'il est rusé et cruel et s'attaque aux brebis qu'il dévore.  Il est évident que le religieux ne pouvait non plus ignorer la longue tradition des Bestiaires héritée de Pline l'Ancien, Sain-Augustin ou Honorius d'Autun, ni la dimension mystique de celui de l'Apocalypse.
Contrastant avec ces animaux qui tendent leur gueule vers les habitants de Dijon, la Figure Féminine centrale étend les mains en signe de compassion. Son voile translucide enveloppe de tendresse ceux qui se confient à son intercession et les prend sous sa protection, dans le  style traditionnel des « Vierges au manteau ». Ainsi, Notre-Dame de Bon Espoir est-elle  doublement évoquée, par cette jeune fille et par la représentation de la Ville , cité enclose en ses remparts. Il y a là une réminiscence de la liturgie, qui applique à la Vierge Marie les Psaumes, notamment le Psaume 121 et les passages d'Isaïe décrivant la Jérusalem Céleste, la Cité Sainte, comme une « Ville où tout ensemble ne fait qu'un ».
      Marie-Josèphe GAILLARD

Apparat critique :
(1) Jacques Thuillier Professeur au Collège de France, Membre du Haut Comité des Célébrations nationales auteur de la notice sur Dom Robert in Recueil des Célébrations nationales, 2007. Direction des Archives de France.
(2) Michel Pastoureau Bestiaires du Moyen-Age Seuil octobre2011